J’ai 10 ans… 10 ans de Design, 10 ans de formation… Et soudain le bilan ! 10 ans de baignade dans le bain des start-ups, agences, incubateurs, associations, politiques, avec les impératifs de budgets, hiérarchie, business plan, time to market, levée de fond… Et puis quoi ? C’est stimulant, intéressant, mais est-ce que ça suffit ?
J’ai été formé à identifier et clarifier des situations problématiques pour trouver des solutions efficaces. Autour de moi, les problèmes me sautant aux yeux sont tous hors de mon activité quotidienne : insécurité, difficulté d’intégration, manque de bienveillance … Pourquoi donc en 10 ans, personne ne m’a fait travailler sur ces thématiques ? Je me souviens pourtant de projets étudiants visant à changer le monde qui traitaient de ces situations d’entraide intergénérationnelle, de trajets tard le soir en sécurité … avec des solutions décoiffantes ! Puis plus rien. Beaucoup de choses seraient à faire pourtant. L’univers de l’entreprise m’a beaucoup distrait et éloigné de la possibilité de passer du temps à réfléchir au monde que je laisserai à mes enfants (3 enfants… Eux aussi m’ont beaucoup distrait mais c’est une autre histoire !). Je crois fortement depuis toujours que la base des réflexions sur ces sujets qui nous touchent tous de près ou de loin se trouve dans le système éducatif.
Septembre 2019 : mon fils entre cette année-là, à l’école primaire.
Le monde a bougé de façon fulgurante depuis mon enfance (même si nous n’avons pas encore de voiture volante) et mon fils me montre que de son côté peu de choses ont évolué : calculs, problèmes, dictées et poésie rythment ses journées. L’accès au numérique ? Des ordinateurs sous Windows 98… Comment ça se fait ?! Une idée a commencé à faire son chemin dans mon esprit : je voulais savoir si ce que je pratiquais dans mon métier pouvait aider les plus jeunes dans leurs apprentissages.
Le Design et la pédagogie ont toujours été étroitement liés : faire comprendre une idée, écouter un utilisateur ou transmettre une méthode sont dans l’ADN de la discipline… Depuis la fin de mes études, je crois beaucoup à l’apprentissage par l’expérimentation, à l’intelligence collective et au droit à l’erreur.
Des premières formes d’ateliers ont commencé à germer. Comme par exemple l’invitation de familles dans notre agence pour aider à bien utiliser les services numériques, sensibiliser aux dangers des réseaux sociaux, former les parents… Autant de pistes possibles me permettant d’atteindre ce que je pensais être mes objectifs. Je voulais également savoir comment seraient perçues des méthodes de design chez des enfants avant le collège lorsque le regard de l’autre et le jugement n’est pas assez prononcé pour brider la parole et la créativité.
Au bureau, j’ai la chance de faire partie d’une équipe très impliquée et motivée. Beaucoup ont suivi cette réflexion et m’ont aidé à me documenter. Cette phase de veille m’a laissé perplexe… Nous découvrons des dizaines et des dizaines d’exemples et d’expérimentations tous plus intéressants les uns que les autres dans le domaine de l’éducation et des nouvelles formes d’apprentissage. Au quatre coins du monde, des enfants apprenaient (et enseignaient pour certains) d’une manière qui semblait tellement efficace ! Je commençais à me demander pourquoi mes enfants ne pouvaient pas accéder à ces expérimentations ?
Je me suis donc intéressé à l’école et à l’apprentissage en France. Parmi mes recherches, le dernier livre lu (de François Taddei « Apprendre au XXIeme siècle » ) a fini de me convaincre de tenter quelque chose. Il fallait cependant une énergie considérable pour faire bouger l’éducation. Je me suis donc demandé comment atteindre l’école sans être dans l’école ?
C’est en observant le fonctionnement de l’école primaire que le périscolaire semblait être une bonne porte d’entrée. Il y avait déjà un découpage en ateliers, les enfants choisissaient ce qui les intéressaient et le projet pédagogique était plus ouvert à l’expérimentation. Je me suis donc approché de l’organisme qui s’occupe du périscolaire et je leur ai exposé cette expérience que je voulais mener. Ils ont été très réceptifs et j’ai pu construire un premier atelier autour de plusieurs objectifs :
- Apprendre à collaborer entre différents niveaux (du CP au CM2)
- Apprendre de ses erreurs
- Utiliser et consolider les différents acquis scolaires
- Présenter des idées et des questionnements
Et concrètement ça donne quoi ?
JOUR 1 – Premier contact
- 6 enfants : 1 CP, 4 CE1, 1 CE2 découpés en 2 filles et 4 garçons.
- Je demande à l’animateur si pour le lendemain il y a des encyclopédies ou des livres qu’on pourra utiliser. On me dit que non : il y a surtout des livres ludiques et des dictionnaires.
- Le compréhension de l’exercice et de ses enjeux fût très rapide : identifier des situations problématiques à l’école pour travailler sur des solutions. Seuls quelques sujets tombent à côté : « on peut travailler sur l’aménagement de nos maisons ? ».
- Je relève une adhésion immédiate de l’animateur périscolaire : « Moi aussi je peux parler de problème ? ».
- Les enfants formulent leurs problèmes plutôt sous forme de phrase. Certains dessinent déjà une timeline assez précise pour expliquer un cheminement.
- Beaucoup de problèmes soulevés autour du harcèlement, de la solitude, des bagarres…
- Problème avec les voitures : « Les gens ils sont au téléphone alors ils s’arrêtent pas au passage piéton… ».
- Je relève énormément d’empathie dans l’énoncé des problèmes.
- La cantine fait son apparition avec la diversité des plats pas assez travaillé (approuvé par l’animateur)
- L’animateur parle du bruit et de l’attitude des enfants à la cantine.
- Je bride quelques tentatives d’aller vite sur une solution en retournant dans le cadre de l’exercice de la journée.
- Une participante devant une feuille vide me dit n’avoir pas de problème mais réagit immédiatement quand on parle de harcèlement : « moi en grande section, chaque matin j’avais peur de l’école parce que je me faisais embêter par un garçon. En CP il s’est arrêté mais je me méfie toujours. Je l’avais jamais dit… ».
- Je vois beaucoup de méfiance à partager les idées : ils masquent quand ils écrivent. « Bah non je vais pas dire mon idée, après les autres vont me la piquer ».
- Les idées sont formées et exposées. Je leur dis que chaque groupe va chercher une solution au problème d’un autre groupe à partir du lendemain. Ils sont un peu étonnés de ne pas travailler sur leur sujet mais finalement motivés de travailler sur celui des autres.
- 2 élèves veulent absolument travailler ensemble.
- Les sujets retenus sont donc : “Harcèlement / Solitude” et “Les repas et le bruit à la cantine ».
- Fin de journée : l’animateur me dit qu’il a rarement vu des élèves attentifs, concentrés et investis pendant toute une heure. La moitié des parents qui viennent chercher les enfants ne s’intéressent pas vraiment à ce qu’on fait. L’autre moitié trouve ça très bien. 2 parents ont aidé le soir à chercher des informations pour la phase de documentation du lendemain.
JOUR 2 – Dis Jamy, comment ça marche ?
- Toujours les mêmes enfants (plus dissipés que la veille !), changement d’animateur.
- Bonne surprise : tout un casier de la bibliothèque dédié aux problématiques de société : violence, droit des enfants, les enfants dans le monde et d’autres avec des livres de cuisine ou de diététique.
- Les enfants ont du mal à échanger efficacement, le travail et la réflexion restent très individuels.
- Lorsque je demande de synthétiser les recherches, beaucoup recopient ce qu’il y a dans les livres sans chercher à comprendre ce qu’ils écrivent.
- Les prises de paroles et les réflexions en groupe sont très constructives et intéressantes.
- Un enfant me dit que ses parents ont trouvé des choses sur internet et qu’il me les montrera jeudi … Trop tard !
- Le harcèlement amène des réflexions autour de la violence, de la confiance en soi et de ce qui fait la force d’un groupe.
- La cantine soulève des questions de convivialité à table, de droit au calme, de ce qu’est un bon repas (Bon goût ? Bon pour la santé? Bon pour la planète?) et de donner son avis sur les repas.
- J’apprends que le périscolaire participe à un concours national autour du harcèlement pour espérer toucher 2000 euros de subvention. L’animateur me dit que ça servirait à mettre en place des solutions, former des animateurs, enseignants, communiquer … Beaucoup d’investissement pour une somme dérisoire vu la tâche à accomplir.
- Un 2ème membre du périscolaire prend quelques photos en s’intéressant ensuite à ce qu’on fait. Il est très intéressé de voir ce qu’il en ressort du point de vue des enfants mais craint l’investissement (en temps et budget) nécessaire pour mettre des choses en place. Je rappelle bien que nous en sommes qu’à l’étape de documentation et que les contraintes sont plutôt des opportunités que des freins.
- Animateur : « Bon, j’espère que l’autre animateur sera malade jeudi comme ça je pourrai revenir ! »
- Enfants : « Bah on s’est pas documenté, on n’est même pas allé sur internet ! »
- Les enfants sont amenés à présenter leur travail à l’autre groupe. Spontanément tout le monde parle. Je les invite donc à se remettre en groupe et à préparer la présentation de ce qu’ils ont appris. Ils s’organisent très vite, sont très équitables sur la répartition de la parole. Les groupes écoutent et donnent leur avis. Un échange riche et plein de pédagogie.
Hâte de voir ce que donne la suite !
JOUR 3 – Dessine moi un mouton
- 4 enfants sont présents, seulement des garçons.
- Nous travaillons sur la conception des solutions. Certains ont des idées et veulent aller vite
- Lorsque je leur parle de contextualisation, je suis surpris de voir qu’ils comprennent : « C’est comme le contexte dans une phrase pour savoir comment on accorde ? » -> Exactement !
- On commence à travailler sur le lieu, le temps et les acteurs de chaque situation. Pour la cantine : pas de surprise. Pour le harcèlement, même si la cour de récré reste un composant majoritaire, elle n’est pas la seule.
- Une animatrice me donne des planches de plastique pour faire des maquettes et m’explique qu’elle récupérer celles-ci à vélo à Carrefour sinon elle n’a pas de matériel (ce sont les plaques qui séparent les bouteilles d’eau)…
- Les enfants sont très à l’aise pour raconter les scénarios et les parcours actuels de chaque situation. Les maquettes sont très parlantes et précises ! Je remarque que certains ne prennent pas les ciseaux comme il faut et que la précision des découpes est compliquée ! Pas de choix efficace de type de crayon en fonction du matériau, il leur faudrait plus de temps pour tester.
- Le bruit à la cantine n’a pas l’air d’être le plus important pour eux. Ce qu’ils mangent par contre fait débat : « C’est quoi un plat équilibré ? » « D’où vient la viande ? » « Si on laisse faire tout le monde, il y aura des frites tout le temps, tout le monde ne sait pas ce qui est bon pour la santé ou ils s’en fichent ! »
- Les animateurs envisagent un jeu de rôle pour attribuer des tâches à chaque enfant de la table (responsable du pain, responsable de l’eau, responsable de la propreté … ). Les enfants rebondissent à ça en disant qu’il faudrait un « responsable de ce qu’on mange ».
- Pour le harcèlement, ils ont vu en cours d’anglais un poteau de l’amitié pour regrouper les enfants qui veulent jouer. Je leur explique le principe de l’intelligence collective et le fait de se resservir d’une idée existante (quand on a le droit !), de l’améliorer ou la changer (en documentant son travail) pour re-partager le résultat afin que d’autres fassent encore mieux. Je leur parle d’une autre école qui a peint un banc pour la même fonction.
- Ça les inspire beaucoup et ils commencent à parler d’un banc arc-en-ciel : « chaque couleur est un enfant et tout ensemble ça fait quelque chose de beau ! »
- Se pose la question de l’enfant harcelé et de ses possibilités.
- La journée se termine et les enfants ont l’air frustrés de ne pas continuer
JOUR 4 – Et la lumière fût…
- 5 enfants présents, il manque une des filles.
CANTINE :
- Nous continuons les discussions sur le « responsable de ce qu’on mange » et le problème de celui qui veut être chef se pose.
- Des cartes distribuées au hasard semblent leur convenir.
- Le dialogue semble compliqué entre le personnel de cantine et animateurs
- Nous en arrivons au fait que les enfants ne sont pas forcément bien renseignés et que cette carte devrait leur donner des indications nutritionnelles. L’objectif ? Donner de nouvelles idées de repas, encourager les échanges « discussion » à la place des cris et devenir acteur de ses repas. À la fin du repas, un animateur serait chargé de récupérer les retours des « responsables de ce qu’on mange » pour les compiler et formuler des propositions concrètes. Les enfants imaginent aussi un atelier de temps en temps le soir pour approfondir ces questions de repas.
ISOLEMENT / HARCÈLEMENT :
- Je leur rappelle que nous nous étions arrêtés à l’enfant qui se fait embêter.
- Des solutions apparaissent pour appeler maitre(sse)s ou animateur(trice)s. La stigmatisation et le passage à l’acte de la dénonciation font débat.
- Les enfants en arrivent à imaginer un endroit sur le banc qui serait plus « nuageux » . Charge aux animateur(trice)s et maitre(sse)s de jeter un œil de temps en temps et de venir voir les enfants qui seront assis à cette place.
- Le reste du banc serait pour les enfants qui ont envie de jouer pour se signaler. Les enfants me disent qu’il faudrait aussi une zone au sol pour étendre le banc.
Je leur propose de présenter ces idées et notre atelier à la mairie, ils sont tous très enthousiastes !
Les retours sur l’atelier :
- Ils veulent tous être designers
- Ils ont appris beaucoup de choses et aimeraient le refaire
- L’animateur présent est très sensible à la démarche et aimerait la reconduire
À la fin de cette expérience, j’avais l’impression d’avoir accompli quelque chose de très important, d’avoir ouvert une porte montrant l’évidence : il fallait continuer. Très vite, je touche du doigt ce que vivent certain(e)s institutrices, instituteurs, animatrices et animateurs régulièrement : une sensation d’être transparent et seul tout en ayant l’impression de faire ce qui semble essentiel … Je n’avais pas conscience de la facilité de balayer d’un revers de main tout ça.
Le tissu Nantais m’a vite redonné le sourire. Marie Isabelle Goyet, designeuse d’interfaces, a tout de suite répondu présente pour transformer le jeu de carte en réalité. Le Studio Grand Royal a accepté très généreusement de l’imprimer et le Studio Katra s’est montré volontaire tout de suite pour accompagner les enfants sur la matérialisation du banc…
Plein d’espoir, je prépare les prochains rendez-vous avec le périscolaire et l’école, je préviens la mairie, on organise la fabrication des projets … et …
COVID
Cette période de pause du monde aura permis d’envisager la suite :
- Continuer les expérimentations de ce type
- Structurer une méthode et un contenu pédagogique plus abouti en s’entourant d’experts
- Construire une plateforme numérique pour mettre à disposition le contenu nécessaire à la reproduction de cette expérience par d’autres
Et pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Bakasable réfléchit depuis longtemps à une structure de type fondation pour porter des projets comme celui-ci. L’avenir dira si ces travaux serviront à structurer quelque chose de plus grand !
Vous l’aurez compris : ce sujet me tient à cœur. N’hésitez pas à partager, en parler ou me contacter et n’oubliez pas : à 10 ans, tout devient possible.