La norme (non) créative

Dans les nombreuses définitions du mot « designer », un élément revient souvent,  c’est cette fameuse capacité à innover, à inventer des solutions pour demain. Le designer a pour mission de faire avancer le monde créatif. Parallèlement et spécialement en design web, des normes et des bonnes pratiques sont bien installées. Pour comprendre si celles-ci pourraient avoir une influence sur la créativité du métier, nous nous sommes appuyés sur une expérience réalisée lors des UX DAYS 2022, à la Cité des Sciences et de l’Industrie à Paris. Les UX Days sont un évènement international francophone dédié à l’expérience utilisateur, avec des ateliers pratiques et des conférences. Heidi GHERNATI, designer d’interactivité et dirigeant de l’agence de design numérique Bakasable, a eu l’opportunité d’y mener un atelier, imaginé avec toute notre équipe. Il a souhaité challenger les participants (tous designers UX et UI) dans leur métier du quotidien en leur imposant des contraintes un peu particulières…

Le constat : tout se normalise

“Sortez-vous les doigts de la norme”… Le ton était donné pour l’atelier mené par Bakasable lors du dernier événement de l’association Flupa à Paris. Grâce à son expérience d’une quinzaine d’années dans le monde du design d’interactivité, Heidi a fait un constat qu’il souhaitait vérifier : les créatifs ont souvent peur de casser les codes mais paradoxalement, ils souhaitent innover. 

contrainte et créativité retour d'expérience UX days paris flupa

Depuis plusieurs années, le métier de designer numérique s’est transformé. C’est parfois difficile d’y voir clair : graphic designer, web designer, UI designer, UX designer, product designer, service designer… De leur côté, les usages et supports du numérique n’avancent pas aussi vite et ne se réinventent que très peu depuis l’iPhone. Les utilisateurs savent ce qu’ils aiment et ce qui fonctionne. Les codes sont (trop ?) bien installés. Les solutions doivent être rapides, simples et intuitives. Mais, si on conçoit systématiquement un site à partir de la façon la plus intuitive de l’utiliser, les sites répondant aux mêmes usages doivent-ils fatalement se ressembler ?

Quitter la norme pour faire naître l’extraordinaire” conseille le poète Johann Dizant

Malheureusement, la rentabilité financière des services numériques prime aujourd’hui sur les phases exploratoires, essentielles au métier. Cette petite étincelle s’éteint tranquillement pour laisser place à des réponses marketing et commerciales toutes prêtes.

Aujourd’hui, chaque problème a sa solution et on ne cherche pas plus loin.” explique Heidi.

Grâce à leur atelier aux UX Days, les designers de Bakasable souhaitaient savoir si les normes agissent vraiment comme un filtre qui pourrait empêcher d’accéder à un éventail de solutions possibles. Heidi précise : “Le côté exploration est dans l’ADN du métier, on doit garder l’intuition, le coup d’après, on est pas seulement des exécutants. Il y a des règles, mais dans le métier de designer il y a tout un côté invention qui ne doit pas se perdre. Aujourd’hui j’ai parfois l’impression qu’on a plus le droit à l’erreur. Or l’erreur est importante, voire essentielle ! J’ai voulu rappeler aux participants ce coté là, leur montrer qu’il y avait cette dimension du métier. C’est là que se trouve l’innovation et les normes de demain.”

Alors, comment trouver un juste équilibre ? Certains diront que pour être créatif, la mise en place d’un cadre est indispensable. Encore faut-il savoir déterminer son jeu de contraintes en fonction des milliers de situations possibles.

Provoquer la créativité grâce à la contrainte

Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense !” disait Charles Baudelaire, quand George Perec de son côté, expliquait “J’ai fait de la contrainte un moteur de l’écriture. Au départ, pour pallier un manque d’imagination”.

Véritable opportunité pour les professionnels d’affirmer leur savoir-faire et de se surpasser, les contraintes ne doivent pas être considérées comme des freins, bien au contraire. Celles-ci peuvent être liées à l’utilisateur et à ses goûts, au fonctionnement d’un objet technique, ses dimensions, à la concurrence, au développement durable, aux règles en vigueur, au milieu environnant …. Plus il y aura de limites, plus le cadre sera précis et  plus il sera facile de créer.

C’est pour cette raison que nous avons choisi d’imposer un cadre un peu particulier aux participants : des éléments qui venaient bousculer leurs habitudes. “Dans cet atelier, la contrainte était un outil pour dire qu’il y a beaucoup de normes et que les réponses sont très homogènes, aujourd’hui c’est l’exception d’avoir des interfaces un peu différentes. Là, il fallait se servir de la contrainte pour casser ces normes.

Pour y arriver, Heidi a demandé à la trentaine de designers participants de concevoir une série d’écrans sur leurs outils de création (principalement Figma) , mais avec des consignes à respecter à la lettre : 

  • L’atelier était chronométré : 10 minutes d’intro  / 20 minutes de conception sur papier  / 40 minutes de mise en forme sur ordinateur / 20 minutes de restitution.
  • Les participants devaient piocher une thématique : Logement / Rencontres amoureuses / Transports, 
  • Un support : Mobile / Ordinateur 
  • Un personna : Étudiant  / Retraité
  • Une contrainte d’interaction : Pas de changement de page  / Pas de saisie de clavier  / Pas de clics 
  • Et une contrainte d’interface : Pas de menu / Noir et blanc / Une seule typo.

Vrai casse-tête au premier abord, ces contraintes ont finalement été perçues comme intéressantes puisque, assemblées, elles permettent de faire face à de vrais challenges.

À chaque problème, sa solution ?

Le résultat final de cet atelier ? “La norme va plus loin que ce que je pensais, les solutions de secours sont elles-mêmes déjà normées.” Par exemple, pour les six groupes ayant pioché la contrainte “pas de saisie clavier”, les participants ont tous choisi de réaliser un chatbot.  Après coup, des pistes d’amélioration sont envisagées pour aller encore plus loin dans la contrainte : “ pour ne pas installer de nouvelle norme : une fois que quelqu’un a fait une chose, par exemple le chatbot,  il faudrait empêcher les autres groupes de faire pareil, toujours ajouter plus de contraintes pour les pousser encore plus dans leurs retranchements.”

atelier ux days paris flupa
atelier ux days paris flupa

Toute cette réflexion fait écho à une pratique, qui existe depuis les années 60’ : celle de  l’anti design. Une tendance revenue à la mode depuis 2022.  Elle exprime une volonté de détourner les normes en vigueur et les règles construites par d’autres.  Les anti-designers viennent perturber les habitudes d’UI et d’UX design à travers des interfaces audacieuses et créatives. Par exemple, les expériences utilisateurs de ces sites se démarquent en cassant les codes: https://zulu.longines.com/, https://ikilledacactus.com/ ou encore https://isoureconomyfair.org/.

Finalement, on veut être rentable en faisant comme tout le monde, des solutions numériques efficaces et intuitives. Mais est-ce-que la nouvelle norme de 2022 ne serait pas de mettre l’accent sur la créativité , l’imagination et l’émotion ? De permettre aux entreprises de sortir de ce sentiment de déjà vu, de construire les choses en leur donnant du sens, une cohérence ? Ne plus avoir peur de casser les normes, et garder ce goût pour l’exploration et l’impossible, c’est ce qui maintiendra la richesse de ce beau métier.

SOURCES ET COMPLÉMENTS :